L’arrêt au port

Dans le terminal, les flèches au sol indiquent la marche à suivre, la rubalise interdit de franchir des zones conquises sans risques que l’humain moderne a découpées et cisaillées à l’aide de cloisons de fer et de vitres barrières. Les panneaux polluent le champ de vision pour signaler des évidences qui sont une insulte au bon sens des humains. L’aéroport, le lieu censé être le symbole de l’évasion, du voyage et du transport de soi vers autrui est devenu l’abattoir du libre arbitre, du choix de sa destinée et de la vertu de la rencontre de l’autre. Tout le monde se méfie de tout le monde, les portails de sécurité bipent sans raison, comme pour vous rappeler que nous sommes tous présumés coupables de tenter de nous rencontrer ailleurs, ou coupables de tenter de fuir. Les clones de la sécurité aéroportuaire, agissent à présent masqués et usent du sifflet sans vergogne pour faire respecter la déferlante des mesures de prévention contre le risque.

Un tsunami d’idioties a frappé les rivages de la raison humaine.

Le port d’arme est interdit, le coupe-ongle aussi. Aucune révolte ni hygiène ne sont à espérer de ces lieux de perdition du progrès humain où un tsunami d’idioties a frappé les rivages de la raison humaine. Les victimes, inconscientes d’avoir été frappées par la vague, piétinent lamentablement le sol avec leur smartphone greffé à leur main, ce déambulateur pour enfants et adultes du siècle du numérique.
Le courage humain a pris le large, emporté par la vague. L’audace est un crime aujourd’hui, toute témérité sera sanctionnée: vous ne pourrez pas monter à bord, ni avec une bouteille d’eau, ni votre couteau. Suivez les flèches et consultez les écrans pour connaître la porte d’embarquement vers la prison de l’air. Une fois assis dans le coucou de métal, hiboux et chouettes, le personnel navigant commercial, avec leurs yeux hagards, viennent distribuer leurs offrandes empoisonnées: café soluble brésilien et madeleine au diphosphate disodique. Pendant ce temps, les yeux d’un nouveau-né croisent les miens. Je ne parviens pas à tenir la pression de son regard et baisse les yeux. J’ai honte du monde que les humains se donnent tant de mal à édifier. Heureusement le chérubin s’est endormi et les hublots sont incassables, aucun risque de se défenestrer durant le vol.

C’est l’apoptose de l’homo sapiens

Avoir peur de tout mais avant tout de la vie, c’est l’apoptose de l’homo sapiens. Il se précipite dans une fuite en avant pour laisser sa place aux futurs singes de l’intelligence artificielle et de la réalité augmentée. Les sapiens convulsent masqués et vaccinés pour mieux oublier que les outils qu’ils ont créés sont hors de leur contrôle depuis trop longtemps maintenant. Quand l’humain fait preuve d’une confiance aveugle dans l’outil qu’il a lui même conçu, cela marque la fin programmée de l’homo faber. Les humains, dans un manque sidéral de valeurs supérieures et de spiritualité, en viennent à adorer des idoles et babioles qu’ils ont fabriquées de leur main. La nouvelle religion est là, avec chacun son bâton de pèlerin dans la main: le smartphone. Steve Jobs comparait l’ordinateur à une « bicyclette pour le cerveau ». L’ordinateur ferait des humains augmentés, des mammifères capables de tout, ou tout du moins il améliorerait notre esprit si lent à calculer la vie. Le smartphone vient ajouter l’option des roulettes à la bicyclette de Jobs, avec des chemins de circulation obligatoires, un sens à respecter, des destinations et d’autres humains à éviter. Comment une civilisation qui a connu les grands explorateurs et l’ère des conquêtes maritimes peut-elle avoir atteint un tel degré d’ordonnancement de toutes choses et de contrôle de ses membres en sacrifiant à cette occasion toutes ses valeurs fondamentales ?

Comments

  • 15 février 2022
    Yannick B.

    J’aime ce texte, court, dense. L’analyse me semble juste et lucide, hélas. Il me remémore le « Livre de l’intranquillité » de Fernando Pessoa. Et aussi les odes à la liberté de Sylvain Tesson.

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