Juste sous la Lune

Récit publié dans le N°23 – HIVER 2019-2020 du magazine 200

Photographe: Osprey Imagery

La Cordillère des Andes est la plus longue chaîne de montagne au monde, et la plus jeune. Elle me fascine à tel point qu’elle m’a tout pris : copine, amis et appartement. Cela fait déjà cinq ans que j’y retourne, et que je souffle mes bougies au cœur de la vallée des Incas : Cuzco. Hasard ou coïncidence, je vieillis chaque année un peu plus de deux jours avant la date de l’indépendance du pays (28 juillet). Ce jour là, le pays organise une fête gigantesque sur un bandeau de 3 500 kilomètres. Imaginez des centaines de péruviens en fanfare, soufflant cette rythmique péruvienne typique et des danseuses péruviennes virevoltant dans des valses répétitives qui n’auraient rien d’impressionnant si elles n’étaient dansées à 3400 mètres d’altitude !

Le 26 juillet 2019, en regardant la statue de l’empereur sur la « plaza de armas » (la place centrale des villes d’Amérique du Sud), j’ai comme l’impression qu’il se gausse, en observant nos accoutrements de cyclistes. Je suis en compagnie de Jonas Deichmann, l’homme le plus rapide du monde sur un vélo à traverser l’Eurasie et les Amériques. Nos gravels sont chargés comme des mules. Je crois que je ris aussi, quand je pense au peu d’entrainement que j’ai dans les cuisses. Jonas, lui, revient de 100 000 mètres de dénivelé positif dans les Alpes, en vingt jours. La fraicheur des Andes se fait sentir : un froid sec, vif et pénétrant. Le Temple du Soleil est bien au Pérou, Hergé ne s’était pas trompé : indice UV 14, contre 5 à Nice. Même à l’ombre, l’astre vous consume la couche primaire de l’épiderme.

Droit devant nous : l’un des plus hauts segments de pistes praticables de la Terre. Tout va bien. Un couple d’anglais l’aurait surnommée : la Peruvian Great Divide, en référence à l’American Great Divide, la principale chaîne montagneuse des États-Unis courant du nord au sud du pays. Pour ma part, c’est une œuvre inachevée qui se dresse devant moi : monstrueuse, inaboutie. Depuis cinq ans, depuis juillet 2015, je rêve de revenir poser mes roues sur ce parcours bien connu des cyclotouristes et aventuriers qui osent le défier. En 2015, je n’étais parvenu à convaincre mes deux compagnons cyclovoyageurs de l’affronter avec nos randonneuses de 50 kilos tous pleins faits. En 2018, j’avais manqué de briser mon gravel sur les pistes andines, avec deux autres compagnons qui avaient aussi refusé d’aller plus loin après les misérables 450 km parcourus ensemble en 7 jours. En 2019, cette fois c’est la bonne. Les 1 900 km, 35 cols à plus de 4 000 m et 40 000 m de dénivelé n’ont qu’à bien se tenir.

La méthode choc pour se convaincre d’affronter un défi fou ? Relativiser. En attendant Jonas à Cuzco quelques jours avant le départ, je rencontre Octavio, expert péruvien du « Qhapaq-ñan » (le chemin royal, en langue quechua), qui m’explique comment l’empire Inca avait développé le télégraphe bien avant Claude Chappe. Nul besoin de poteaux et de câbles au Pérou, les Incas utilisaient les forces vives de l’empire : sa population. Chaque hameau, village, ville disposait au sein de sa communauté de messagers « Chaskis », nés pour courir et pour transporter les messages à la force du mollet, du désert de la côte aux montagnes des Andes, jusqu’à l’Amazonie. Chaque jour, depuis le centre de commande de Cuzco, l’empereur faisait porter des messages jusqu’aux confins de son empire. Les Chaskis, équipés d’un simple sac et d’une paire de sandales, étaient capables de convoyer des messages sur 3 500 km en moins de douze jours. Ils se reposaient dans les « Huasis », des abris de fortune.
La statue de l’empereur continue de sourire, les mots d’Octavio résonnent, mon gravel est une limousine à côté des Chaskis. Matos de bivouac, brosse à dents, chambres à air, transmission hydraulique Rotor. J’ai un Airbus A380 sur deux roues. Jonas aussi se marre, il a des jambes de fer et un sourire indéfectible après deux records du monde à vélo en Eurasie et aux Amériques. Nos préparations physiques sont à l’opposé l’une de l’autre, nos machines n’ont rien à voir l’une avec l’autre. J’ai réfléchi à mon échec de 2018. Cette fois j’ai fait le choix d’un gravel extrême avec pneus en 2.4’ et transmission mono 36 – 11/52 sur roues de 27,5’. Sur le papier, il pourrait venir à bout de n’importe quel col. Jonas vient en mono 40 – 11/42 avec des pneus de 40 mm et roues de 26’. Le choix de l’efficacité allemande !

La sortie de Cuzco est un viol des cuisses, sans aucune acclimatation, nous parlons Quechua à la fin des 20 premiers kilomètres!

La sortie de Cuzco est un viol des cuisses. Aucune acclimatation, nous parlons Quechua à la fin des 20 premiers kilomètres. Il nous faut deux heures pour grimper à 4000 m et redescendre à 3600 au village de Ccorca. Puissance moyenne : 104 watts. L’altitude nous met à l’épreuve. Les larmes arrivent avant la transpiration, un record. Il fait 0 degré, Jonas comprend qu’il va manquer d’équipements contre le froid et réalise que ce défi va être très difficile. Notre première nuit est négociée chez l’habitant, il n’y aucun hôtel à 40 km à la ronde. Un adorable couple de péruviens nous loge dans la chambre de leurs filles, le concours d’apnée commence. Aucun de nous deux n’est acclimaté et les couvertures péruviennes pèsent 10 kilos. Au Pérou, pour lutter contre le froid, comme à vélo, il est nécessaire de multiplier les couches. Dans le lit de nos hôtes, quatre ou cinq couvertures superposées.

Il fait -6 degrés à 5 heures du matin. Ce n’est pas le GPS qui nous le fait comprendre, mais le passage sur le pont au-dessus de la rivière gelée. Le maté de coca (le Pérou est le premier producteur au monde de feuilles de Coca) nous réchauffe l’âme. Ce thé est aussi répandu au Pérou que l’Inca Kola, le Coca-Cola des Andes, de couleur or et au goût…différent. Un autre 4 000 mètres nous attend à la sortie du village. Nous avons les dents serrées. Sur le papier, seuls 485 mètres d’élévation nous séparent du col. Il nous faudra 2h30 pour arriver au sommet. Les Andes peuvent faire rêver les grimpeurs ou devenir leur pire cauchemar. Les cols semblent ne pas avoir de fin. A chaque épingle négociée, une autre apparaît au loin, telle un mirage créé par les dieux. Les ascensions font souvent plus de 40 kilomètres. De quoi admirer les paysages somptueux et monumentaux. Entre le cerveau qui délire à cause de l’altitude et la géologie unique de la région, le vertige est permanent. L’épilepsie visuelle de la cordillère est indécente.

Deux motards nous poursuivent ce jour-là et tentent de me tirer par le bras pour que je m’arrête. La moto fait un deuxième passage, s’arrête quelques centaines de mètres plus haut. Nous nous regardons, avec Jonas, en nous préparant au contact. Le sous-sol du Pérou regorge d’or, d’argent, de cuivre, de fer. Il faudra trente bonnes minutes pour désamorcer la situation. Vidal, le pilote de la moto, est le maire du village en contrebas. Nous lui expliquons que la Citroën C5 qui nous suit et le drone qui nous survole, ne sont pas des engins de prospection minière. En même temps, nous sommes les premiers à tenter de rallier à vélo la cordillère Blanche péruvienne depuis la vallée des Incas. Pas étonnant que les péruviens nous prennent pour des menteurs ou des fous.

En seize jours pourtant, nous parviendrons à parcourir l’intégralité du parcours pour rejoindre ce fameux lac de Conococha qui dort au pied de la cordillère Blanche. Jonas sera contraint de reprendre des forces durant deux jours à la suite d’un mal des montagnes. Il aura le cran de remonter sur le vélo pour terminer le parcours. J’aurai plus pleuré que transpiré sur ce sentier de vie où rien, à part une fine pampa, des lamas et des alpagas, ne parviennent à survivre. L’air sec des Andes en altitude dessèche tout, mais remplit l’âme d’une beauté immaculée. Elle s’y imprime à jamais. Hémorragie rétinienne garantie : lacs bleu turquoise, cordillères aux mille couleurs, canyons vertigineux, aucun kilomètre ne ressemble au suivant. Rythme de l’expédition oblige, nous sommes chaque jour levés avant le soleil et avons le privilège de le voir disparaitre dans une orgie de couleurs. Chaque lever et coucher de soleil est un chef d’œuvre ; à contempler avant que nous n’allumions nos phares. Le cerveau appauvri en oxygène cherche ses mots, le mythe inca résonne comme un tambour dans les tempes. L’expérience est indescriptible. Le tendon droit à moitié déchiré, l’intérieur des cuisses ouverte jusqu’au sang, nous devenons « Chaskis » à chaque coup de pédale. Nous contemplons chaque nuit la Voie Lactée. Elle nous rappelle à quel point les Incas étaient fascinés par l’astre du jour comme par ceux de la nuit. On roulerait presque tous feux éteints, sous une fine lumière stellaire, bercés par le bourdonnements de nos pneus sur le gravier – si nous ne prenions pas le risque de manquer la prochaine épingle et de dévaler 700 mètres de pente. Le corps en prend un coup, on délaisse l’hygiène occidentale pour l’ivresse des montagnes. La première douche, après douze jours et 108 heures de vélo, est une renaissance. Je crois être resté sous la douche 20 minutes et de m’y être endormi.

Les jours de cette « Divide » péruvienne ne se sont jamais ressemblés. Il nous a fallu 148 heures de vélo pour en venir à bout. Les souvenirs sont inoubliables. J’ai cumulé 230 jours de vélo dans la Cordillère des Andes. Ce tronçon est de loin le plus fou et le plus éprouvant que j’ai jamais parcouru. Chaque kilomètre est une genèse, un prélude à la beauté du monde. Avec l’altitude délirante du parcours (15 cols à plus de 4 500 mètres, 3 à plus de 4 900 mètres, 35 pics à plus de 4 000), tous les repères disparaissent. Ils laissent place au murmure des Andes. La seule musique est le disque du cycliste, avec ses deux diamants en 27,5 double paroi. Cette expédition a détruit mon corps, mais nourri mon âme. Dans les Andes, l’ivresse est obligatoire, il faut respirer 2 fois plus qu’au niveau de la mer avec 50% d’oxygène en moins. Les Péruviens le savent et sourient à chaque rencontre lorsque nous leur expliquons d’où nous venons. La plupart des villages que nous avons traversés souffrent (ou jouissent) d’un isolement singulier. Tous les villageois cependant ont les yeux qui brillent lorsque nous évoquons l’héritage des « Chaskis » et du chemin royal des Incas. Le mythe a su traverser les frontières continentales, mais vibre toujours dans le cœur de chaque Péruvien. Je connaissais l’accueil fait par les pompiers sud-américains aux cyclistes, pour avoir dormi de nombreuses nuits dans leurs casernes. Au cœur des Andes, nous avons découvert un accueil immuable et endémique de la culture péruvienne. Chacune de nos rencontres est imprégnée d’une compassion immense envers le voyageur métabolique. Une vibration unique est perceptible derrière les traits durs du visage durs de chacun de nos hôtes. L’excitation, une fois le premier contact établi, est palpable. Le maire nous accueille dans la mairie après une franche poignée de mains et nous loge dans la salle adjacente à son bureau. La famille trentenaire, propriétaire de l’unique « tienda » (l’équivalent d’une épicerie), nous fait frire de délicieuses « salchipapas » avec des pommes de terre cultivées sur son terrain. Chaque matin, ces rencontres éphémères foudroient nos âmes et nos cuisses de nostalgie alors que nous repartons sur les pistes. Aussi sûr que ces montagnes sont hautes, nous ne reverrons sans doute jamais ces bons Samaritains andins. Seuls resteront ces sourires, ces regards et ces mots échangés.

L’accueil des péruviens pourrait être inscrit au patrimoine mondial de l’Humanité

Depuis la France, en repensant aux Chaskis qui vivaient parfois à 4 900 mètres d’altitude, je frissonne encore. Ce peuple est une ode au combat que doit mener l’homme pour survivre dans un environnement hostile. La couperose court sur le visage des enfants. Sur celui de la bergère qui emmène son troupeau à 4 700 mètres, à cinq heures du matin, à la recherche des plus beaux pâturages du globe. Sur celui de la « mamita », cette vieille dame sans âge que l’on croise partout dans les Andes, qui prépare à l’aube un pain au fromage et cette boisson à base de maca – une plante des hauts plateaux cultivée depuis les débuts de l’empire inca. Avec ses dents sur couronnes de métal si répandues au Pérou, elle pousse depuis trente ans sa roulotte et ses seaux de boissons chaudes pour servir le petit déjeuner à la sortie du village. La honte m’envahit et je me ravise de partager cette histoire d’une vie sur les réseaux sociaux. Ils ne feraient que broyer cette émotion dans la dictature de l’instant.

L’accueil des Péruviens pourrait être inscrit au patrimoine mondial de l’Humanité. Leur sens de l’accueil inébranlable, leur respect de l’effort humain valent de l’or. Nous avons été encouragés en permanence sur les pistes, logés dans les mairies de fortune des nombreux villages où la simple prononciation du mot « hôtel » fait sourire l’autochtone. Nos duvets « 0°C » n’auraient pas fait long feu par les -15°C que le GPS indiquait souvent au lever du jour. Les conditions hostiles des Andes marquent chaque visage. La bonté, cependant, demeure intacte. Chacun connaît les conditions du chemin arpenté, de la piste défoncée et du froid glacial qui souffle sur les contreforts des montagnes. Personne ne doit être oublié, chaque effort métabolique est salué. Serait-ce l’héritage des Chaskis Incas ?

Ce peuple a bâti l’un des réseaux de routes et pistes les plus incroyables de la planète. Aucun engin n’était utilisé à l’ère pré-inca et inca. Seul le génie humain et son insatiable volonté de survie et de communication avec ses semblables, ont permis de relier le sud de la Colombie jusqu’au sud du Chili par des sentiers défiant l’entendement. Les conquistadores espagnols, ont cherché, en vain, l’or des Incas en assassinant les frères Atahualpa et Huascar.

Pourtant, avec Jonas nous sourions. Sur ces 1 900 kilomètres de pistes défoncées, nous avons été heureux de savoir que l’or des Incas demeurait inviolé. Nous avons traversé les plus grandes mines du pays, notamment celle de « l’Abra Rapaz » à 5 000 mètres. Rapaz signifie « vautour » en Quechua. Nous avons pu observer l’empressement des sociétés étrangères – chilienne, canadienne, australienne, américaine et française – à puiser le précieux minerais. Mais aucun des conquistadores ni des prospecteurs des temps modernes n’a su entendre et écouter le souffle des Andes péruviennes. Le trésor secret continue de scintiller majestueusement, en silence, sous l’œil bienveillant et la protection de sa population.

Récit publié dans le N°23 – HIVER 2019-2020 du magazine 200

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