La baguette magique

Le couvre-feu s’est installé dans nos vies, presque sans prévenir. Il vient changer les règles, bousculer le quotidien mais surtout il tente de restreindre la perspective en nous immobilisant dans une guerre contre un ennemi invisible. La belle évasion est un pied de nez insignifiant, une pichenette que je souhaite envoyer au visage d’un système que je conteste furieusement et qui force l’ensemble d’une population à l’isolement sans se poser de questions. Chaque jour depuis cette folie du premier confinement, quelques humains nous ordonnent de respecter la règle, de s’isoler, de s’enfermer, de se barricader chez soi pour fuir l’autre. Éloignons-nous les uns des autres, pour mieux se connecter derrières des écrans ? Vaste débat mais qui mérite de s’interroger. Je dois en avoir le cœur net en secouant les « followers » qui me suivent pour m’assurer que je ne vis pas un cauchemar. Cet enfer d’un monde où nous préférerions vivre enfermés derrière des écrans de fumée plutôt que de tenter de célébrer la vie en nous rassemblant l’espace d’un instant autour de causes futiles comme celles de pédaler sur un vélo.

Nos vélos « de sport » gravel pèsent à peine 22 kilos

Il fait encore nuit à 5h30, les températures fraiches de février se font sentir. Les centrales nucléaires font scintiller de mille feux le bord de mer Cannois alors que nous glissons en roue libre, avec Cédric, vers le ponton surplombant la Méditerranée. Chargés à bloc avec nos vélos « gravel », je rie en repensant aux années où je voyageais avec une randonneuse, ce vélo qui fait 17,5 kilos nu et sans sacoches. Nos vélos « de sport » gravel pèsent à peine 22 kilos avec tout notre barda (chambre à coucher, cuisine et dressing). Moins de poids, des expéditions plus courtes, moins d’engagement physique, est-ce la rançon de la vieillesse ? Je ressens déjà l’excitation des grands départs et ce courant singulier qui m’électrise le corps et fait danser mon âme dès les premiers coups de pédale. Partir à l’aventure, foncer dans le brouillard de l’imprévu, vivre libre encore pour quelques jours est la seule drogue dure de l’existence qui mérite des seringues de rappel pour fuir le sevrage de l’immobilisme. Partir, c’est avoir la sensation d’être à la source de toute chose. Comme si le mouvement était un artefact de langage du corps, à la disposition de tous, pour sentir la vibration du vivant autour de nous.

Goûter le temps long m’avait manqué

3121 kilomètres se dressent devant nous pour tracer les contours d’un territoire que je connais si peu. L’objectif de cette évasion : partir à la rencontre des autres et solliciter leur hospitalité le temps d’une nuit. D’un point de vue plus personnel, c’est l’occasion de tester la solidité du lien d’amitié que j’ai tissé avec Cédric Ferreira, journaliste fringant qui a suivi pendant des heures les aventurières et aventuriers du BikingMan en les filmant caméra au poing. Cette fois, il a accepté de « monter sur la scène » et de se lancer à corps perdu dans l’aventure. Sa décision est le témoignage de son amitié profonde, celle qui forge la confiance aveugle et mutuelle nécessaire pour prendre des risques.
Goûter le temps long m’avait manqué. Les cheveux ont poussé depuis 2020, je les sens presque battre au rythme des bourrasques du vent. Nous fonçons avec la vigueur habituelle des départs vers la barrière naturelle des Préalpes d’azur. S’arracher du sol avec un vélo chargé n’est pas chose aisée. Franchir le col de l’Ecre qui surplombe le village de Gourdon l’est encore moins. Nous sommes accompagnés par Jordan, 29 ans, et aventurier en herbe qui a vu son tour du monde reporté sine die à cause de la crise COVID-19. Il est plein de fougue alors que nous grimpons à l’unisson vers notre premier ravitaillement de la Belle Évasion à la boulangerie « les délices de Caussols ». Les boulangers sont des maçons du cœur, ils maintiennent en vie une tradition française qui prend toute sa prépondérance avec le vélo. Véritable station-service du cycliste, la boulangerie est une baguette magique française qu’il convient de protéger à tout prix, alors que tout file en Orient. Perdra-t-on un jour le savoir-faire du croissant et du pain ? J’aime à imaginer que non en faisant honneur, à chaque opportunité que la vie me présente, aux boulangeries françaises. Je caresse les pédales sur la route Napoléon pour garder en vue dans le rétroviseur l’ami Cédric qui prend ses marques sur son premier grand voyage à vélo. S’élancer sur plus de 3000 km à vélo sans jour de repos et avec comme seule base, celle d’avoir un jour pédalé 350 km sur deux jours est une très grande marche physique et mentale. Cédric me replonge dans mes premiers amours avec la bicyclette, 10 ans en arrière quand j’avais pris la même décision insensée de tenter de parcourir 1200 km avec une randonneuse chargée de 45 kg !
La bonne humeur de l’équipier reste au beau fixe toute la journée sous un ciel azur immaculé. La côte d’azur nous dit au revoir de la plus belle manière qui soit, un baiser d’adieu que je connais si bien qui ne laisse présager la perturbation dans laquelle nous fonçons tête baissée.

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