Percée au coeur des Préalpes d’Azur

S’échapper des collines du Cannet à vélo n’est pas une mission aisée. Les Alpes-maritimes font onduler le territoire azuréen dès les premiers kilomètres depuis le littoral. Mon compagnon de cordée cette fois: Hervé (heureux finisher des BikingMan d’Oman, de la Corse) se gausse des pourcentages en plaisantant malgré les quelques patates de 10/12% qui se succèdent pour rejoindre le village de Châteauneuf-Grasse.

Un passage par le rond point de « Coluche » est une piqûre de rappel pour témoigner que les tragédies parsèment la route que nous empruntons. La première promesse de cette journée de Pentecôte: le sommet du col de Bleine (1439m) qui sépare le plateau de Thorenc et ses bisons d’Europe avec la vallée de l’Estéron. Pour rallier ce point haut, une virtuosité dans les ascensions est nécessaire car la conquête du village perché de Gourdon puis du col de l’Ecre ne se feront pas sans efforts. Les routes sont paisibles et les rares motards et automobilistes croisés partagent l’espace à coups de klaxon d’encouragements ou de warning envoyés en remerciements. Décidément, une simple main décrochée de son cintre pour faciliter le passage des autres usagers de la route, permet de raviver la flamme de la fascination du vélo avec les spectateurs disposant d’un moteur. Une solution moins ruineuse que les pistes cyclables? La courtoisie humaine.

La danse de l’équilibre commence et ne s’arrêtera qu’une fois les cales et les pieds posés au sol, 216 kilomètres plus loin. Le vélo, contrairement aux apparences, est un sport où le jeu consiste à alterner entre des situations d’inconfort. D’une position à l’autre, de quelques millimètres par ci à quelques centimètres par la, le corps est en adaptation perpétuelle pour supporter une stature étrange sur une machine qui l’est encore plus. Les mains parcourent le cintre comme un pianiste jouerait du staccato: parfois en douceur, parfois avec fermeté, souvent dans le doute de la note et du rythme à tenir sur la durée.

Les fesses sont fermement appuyées sur un siège de 27,5 centimètres de long et 14 cm de large, un timbre poste quand on compare une selle au siège d’un bureau. En guise de protection du précieux postérieur: un cuissard et une peau de chamois qui permettent tous deux de favoriser le glissement sur la selle. Cet accoutrement rappelle peut-être les jours heureux où l’on portait des couches et où la notion de ridicule était socialement prohibée: qui oserait se moquer des nourrissons qui portent des couches? Une friction, un excès d’humidité et l’expérience cycliste peut se transformer en calvaire, en particulier lors de longues ascensions où le postérieur est « cloué » sur la selle.

L’entrée d’un parc d’attraction pour cyclistes

Jusqu’au col de Bleine nous dansons joyeusement avec Hervé. Régalés par des paysages somptueux, les Alpes-Maritimes scintillent sous une lumière claire et une végétation qui respire, en particulier depuis que le monde des Hommes s’est arrêté. Si un prétexte est nécessaire pour se lancer sur un parcours exploré 1000 fois, le déconfinement en est un bon. La faune semble sortir d’une terreur provoquée par les activités humaines et la flore semble éclore au contact d’un oxygène libre de particules fines. Le plateau de Caussols me surprend comme à son habitude avec le sentiment de pénétrer dans l’autre dimension des Alpes-Maritimes, celle des montagnes, du silence et des Alpes telle une frontière naturelle entre le littoral et l’entrée d’un parc d’attraction pour cyclistes.

Les boulangeries croisées sur la route respectent la Pentecôte et ont tiré le rideau pour le plus grand désespoir de mon estomac. Le jeu de la longue distance sur des parcours isolés débute: s’alimenter avec frugalité, boire avec parcimonie car le prochain arrêt n’apportera aucune garantie d’un ravitaillement. Pour une raison obscure, le col de Castellaras séparant le village d’Andon et le plateau de Thorenc refuse de s’inscrire dans ma mémoire. A chaque approche, je me fais surprendre par l’ascension sur route de l’éperon rocheux pour filer ensuite vers le col de Bleine. Au pied, des motards habillés de cuir relookent leurs machines avant de s’élancer à tombeau ouvert. Chacun son déguisement, chacun sa machine.

Nous surplombons le village de Thorenc, lieu de villégiature des bourgeoisies Niçoise et Russe à la fin du XIXème siècle, avant de rejoindre la cime du col de Bleine à 1439m d’altitude. Débute alors une descente rapide dans la vallée de l’Estéron. Cette dernière est inoubliable. Ce n’est pas sa longueur, ni la technicité de ses courbes qui marquent la rétine, c’est la combinaison subtile de plonger au coeur d’une vallée en zigzagant sur ses flancs, le genou dans l’angle, l’appui sur le cintre bien marqué. Ma roue libre fait un boucan de tous les diables, pire que dix grillons qui crissent à l’unisson en Provence. La roue de vélo sur l’asphalte, c’est comme le papier de verre sur une pièce métallique, le son y est pour beaucoup dans l’expérience sensorielle. J’accélère à chaque courbe et l’approche des villages du Mas et d’Aiglun calme le rythme écervelé de notre descente. Oui il faut être hébété pour descendre sans ABS sur des routes cabossées où le moindre gravier peut vous envoyer au sol, en particulier avec des pneus de 32mm de large. La confiance en la machine et l’illusion de la maitrise du risque sont l’opium du cycliste. Dieu que j’aime les descentes.

On part les poumons gonflés d’orgueil, on revient le coeur plein d’humilité

Une porte se dresse devant nous, ou plus exactement une succession de tunnels. Les clues d’Aiglun se découvrent comme un vestige ou le témoignage vivant de la force tranquille des éléments naturels sur la géologie du territoire. L’exploit futile de notre sortie de 200 kilomètres raisonnent honteusement comme le « ploc » d’un galet dans la rivière qui s’écoule sous nos roues et qui continue d’entailler le Mont Saint Martin qui surplombe le village d’Aiglun. On part les poumons gonflés d’orgueil, on revient le coeur plein d’humilité.

L’après-midi nous pénétrons dans des bois enchanteurs avec des rampes douces qui polissent gaiement nos fringales par manque de calories absorbées. Le rythme cardiaque s’accélère, signe que les réserves de glucose d’urgence commencent à s’amenuiser. La gestion des ressources démarre lorsque nous comprenons que le village de Brianconnet et ses 200 habitants n’offriront rien à nous mettre sous la dent. La gentillesse du villageois interrogé sur l’éventuelle présence d’une boulangerie suffira à motiver notre ardeur à poursuivre nos recherches.

Au village de Saint-Auban, la fringale guette. L’organisme appelle au secours et un restaurateur providentiel nous prépare des sandwichs que nous dégustons avec la lenteur de deux herbivores. Le col Bas qui porte maladroitement son nom pour un col azuréen (1199m) nous ouvre le panorama sur le plateau de Caille qui me pince le coeur tant ce lieu me rappelle la « pampa » péruvienne avec ses étendues monumentales. En forme de pointe, cette plaine qui transperce l’espace pour rejoindre Andon est un lieu puissant.

Nous rejoignions les villages perchés du pays grassois: Mons et Saint Cézaire-sur-Siagne, qui ressemblent à des citadelles dessinées par des peintres. Sur un ciel bleu azur, les maisons de village sont suspendues, notre respiration aussi, alors que je découvre pour la première fois cette partie de l’itinéraire qui nous fera rejoindre le Cannet. La descente est piégeuse, en particulier d’une seule main quand je fais le zouave avec une caméra d’action à la main. La hauteur de chute de la centrale hydroélectrique de Saint-Cézaire, transperce le vallon que nous descendons. Nos têtes dévissent à chaque virage pour tenter de mordre le paysage et d’en arracher un morceau pour nourrir notre âme. Une crevaison lente à l’approche de Saint-Cézaire marque une pause finale pour jeter le regard sur la Siagne qui coule bruyamment en contrebas. Nous rejoignons alors Saint Vallier puis Grasse qui brille de mille feux sous la lumière solaire de la fin de l’après midi. Fatigué ou en manque de calories, j’aperçois une cité d’or là où je n’avais souvent vu qu’une vieille ville à l’architecture métissée entre des bâtiments d’époques insultés par le modernisme.

Nous plongeons dans le courant de véhicules de l’heure de pointe et de la frénésie des sorties de bureau. En 10h30 de vélo, un seul idiot sera venu frôler volontairement ma bicyclette. Par expérience, les réflexes de réagir ou même de modifier sa trajectoire dans ces situations, sont inutiles. Le stoïcisme reste la plus belle des réponses face à ces situations.

L’approche du littoral est marquée par la densification du traffic et l’épaississement des rapports entre usagers de la route. Nous zigzaguons et slalomons sur des pistes cyclables souvent absurdes, conçues dans la hâte par des concepteurs douteux, tant les pièges sont nombreux sous nos roues: plaques d’égouts, bouteilles de verres, trottoirs, trous et ornières.

La partition se termine en douceur au Cannet avant le clap de la faim: 4700 calories consommées. Quelle merveilleuse session d’oxygénation.

Post a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *