BALLIVIÁN

Récit publié dans le Hors Série N°13 – 2025 du magazine GRAVEL

Photographes: David Styv – Bastien Lemaire

Pédaler au-dessus de l’altitude du Mont-Blanc est un exploit qui ne peut être tenté qu’au cœur de quelques chaines de montagnes de la Terre. L’explorateur français Axel Carion est passionné par les pays où l’oxygène est rare. Il a gravi à vélo plus d’une centaine de sommets culminant à plus de 4000m. Cette fois-ci, il nous embarque pour une expédition XXL au pays de l’or blanc et du lithium : la Bolivie. Sortez les bouteilles d’oxygène et les lunettes anti-UV !

Irrespirable

Le Mont Turia dans notre Savoie est perché à 3650m. En Bolivie, c’est l’altitude de la capitale du pays : la Paz. Voici deux comparaisons altimétriques qui permettent de comprendre la différence d’échelle des massifs entre les vieilles Alpes et les jeunes Andes. Là-bas, la ville perchée au pied de la montagne que les incas avaient surnommé « le dieu de la grêle », le Huayna Potosí (6088m) vous écrase littéralement lorsque vous apercevez la cordillère Royale. La circulation incessante et chaotique des Boliviens, les sons stridents des klaxons et l’air sec des Andes, tout ce cocktail vous abasourdit alors que vous êtes asphyxié par le manque d’air. A première vue, vivre dans l’Altiplano (« haut plateau » en espagnol) en Bolivie est insupportable pour un européen. Notre force vitale semble nous quitter plus rapidement que nulle part ailleurs tel un sortilège que les dieux des montagnes nous auraient jeté.

Lentement, nous assemblons nos VTT et sacoches pour prendre le départ vers le Sud. La voix sonne plus grave et la gorge est horriblement sèche quand nous communiquons avec mon compagnon d’aventure : Grégory Girard, qui découvre l’Amérique latine pour la première fois. Le mal de crâne nous ponce le mental et la seule décision raisonnable pour le traiter est de se reposer le corps et l’esprit avant l’électrochoc qui les attend. Nous partons le lendemain en direction « d’El Alto », la ville limitrophe qui permet de quitter la cordillère Royale bolivienne. Pour visualiser cette mise en bouche : imaginez 12 km d’ascension pour s’évacuer de la ville totalement hors d’haleine en franchissant une barrière montagneuse à 4100m ! Nos VTT sont lourds les bougres, nous avons stocké pour près d’une semaine d’alimentation déshydratée et prévu de quoi survivre au froid extrême des déserts de sel de Coipasa et d’Uyuni. Après une heure et demie d’effort harassant, nous marquons une première pause en regardant le compteur GPS tout en reprenant notre souffle. Nous venons tout juste d’arracher 400 misérables mètres de dénivelé. Greg me jette un regard avec ses yeux rouge sang en dévorant des bananes plantins séchées. Nous prenons soudainement la mesure du défi que nous nous apprêtons à réaliser.

Le dieu de la grêle envoie son armée alors que nous prenons sur la tête un orage d’une puissance homérique. Les militaires que nous croisons près de la rivière Catari m’encourage chaudement de nous mettre à l’abri. La grêle nous fouette le visage et parvient même à être douloureuse à travers les vêtements. Le ciel se fissure et mon âme s’ouvre en grand à l’idée d’accompagner un ami au cœur de ce territoire épique que j’ai tant aimé traverser en 2015, en 2017 puis en 2018.

Il faut savoir raison garder et nous trouvons refuge au village de Botiljaca sous la tôle d’une maison de fortune. Le spectacle est envoutant, le ciel envoie ses escadrons d’éclairs à la vitesse de la lumière en provoquant un vacarme assourdissant. La foudre chauffe l’air et claque si fort que je ne saurai dire si mon corps tremble de peur ou du froid de l’altitude. Les orages de fin d’année sont des phénomènes qu’il faut respecter avec beaucoup de précautions dans les Andes car les abris sont très peu nombreux et la flore quasi inexistante. Si vous jouez avec les allumettes, ne soyez pas étonnés de prendre feu. Les choses sérieuses peuvent commencer car nous quittons la première (et dernière) portion d’asphalte de l’expédition. Le soleil meurt à l’horizon à 18h30 en recouvrant une ultime fois de reflets d’or les collines qui formèrent jadis les fonds du lac immense Ballivián, qui recouvrait l’Atliplano à l’époque du pléistocène.

Le toit de la Bolivie

Nous mettrons deux jours pour rejoindre le point culminant de Bolivie : le stratovolcan Nevado Sajama (6542m). Il est difficile de raconter avec des mots cette approche à vélo tant la géologie des lieux laisse apparaître les signes de mouvements terrestres qui dépassent la compréhension des humains. Les vulgaires bandeaux de pistes sur lesquels nous roulons sont des rides invisibles sur le visage immaculé de la lithosphère bolivienne. Le Sajama est tout bonnement prodigieux à approcher. Tel un géant des terres, il est impossible d’en mesurer la dimension. Ce n’est qu’en se rapprochant par une piste de contournement sur son flanc nord que nous parvenons à contempler les yeux à moitié clos, sa beauté millénaire. A 4400m, nous suffoquons et sommes aveuglés par ses neiges éternelles. L’énergie métabolique a déployer pour franchir ce deuxième cap d’altitude requiert une patience toute particulière car le « Soroche » (le mal aigu des montagnes) n’est jamais loin et peut frapper à tout moment.

Je suis devenu un expert de la sensation d’asphyxie morale que provoque la très haute altitude. C’est comme revenir à l’état des premiers jours de nos existences où l’acuité du corps humain et nos facultés cognitives sont encore en construction. On peut perdre pied rapidement lorsque la raison de l’adulte fait face à ce sentiment de perte de repères. Le risque est de se faire submerger par une sensation de vide abyssale dans laquelle vous êtes absorbé. Greg lutte avec honneur et nous forgeons à chaque coup de pédale une amitié indéboulonnable. Le voyage pourrait s’arrêter sur les pentes du Sajama tellement l’expérience de son contournement est intense.

Les glacières d’Amérique du Sud

Nous redescendons ensuite au niveau de la mer de l’Altiplano : à 3600m, afin de pénétrer au cœur des gigantesques lacs de sel des salar de Coipasa et d’Uyuni. Ils sont apparus à l’assèchement de leur « grand frère », le Ballivián, et font l’objet aujourd’hui d’une exploitation intense de leur héritage : le précieux « or blanc » du lithium (40% des réserves mondiales actuellement découvertes). L’index UV grimpe jusqu’à 20. Le four solaire tourne à plein régime et nous fonçons à toute allure à travers les polygones de sel formés au sol par l’écoulement de l’eau et l’évaporation. Bien que les déserts soient asséchés à cette période, ils sont extrêmement périlleux si vous avez le malheur de vous éloigner des traces creusées par les 4×4. En effet, sous l’épaisse couche de sel se trouve des sédiments boueux qui vous immobilise n’importe quel véhicule. Sur les rivages des lacs, vous pourrez déchirer un pneu sur les morceaux de roches volcaniques en quelques secondes.

Il ne faut donc jamais s’abandonner totalement au risque de voir le meilleur matériel se disloquer face à l’âpreté géologique du lieu. Chaque sanctuaire naturel où l’humain n’est pas le bienvenu fait émerger des paradoxes sur sa beauté apparente. Elle est généralement proportionnelle aux risques encourus pour l’approcher. Après des jours brûlants dans le désert, nous privatisons l’île de « Tortugas » pour notre bivouac du soir pour tenir compagnie à quelques rochers coupants comme des lames de rasoir. Ce lopin de terre volcanique de quelques dizaines de mètre est sans doute l’un des lieux de bivouac les plus exquis de notre planète. Pendant que le soleil tente de nous rendre amnésique à l’horizon en nous aveuglant, il salue la lune d’un dernier clin d’œil. L’immensité du lieu est tellement phénoménale que l’on pourrait aisément s’y perdre. Les carcasses de voitures abandonnées et dévorées par le sel, ne sont sans doute pas là pour le folklore et les touristes.

La montagne du peuple

Nous quittons les réserves de lithium avec une haie d’honneur de centaines de cactus géants alors que le bouquet final approche. Le Sud Lipez qui délimite la zone frontalière sud-ouest de la Bolivie, est à inscrire au panthéon des lieux phénoménaux que la vie terrestre a su révéler en plusieurs millions d’années et grâce à des successions de mouvements infinitésimaux de la croute terrestre. Le prix à payer est très élevé car la folie guette les humains dans cet endroit hostile. Les rares touristes que nous croisons circulent dans des 4×4 protégés et ne peuvent saisir les dangers environnants. Les lacs écarlates aux couleurs captivantes que nous prenons en photos ne sont pas des lieux de baignade recommandés avec leur teneur élevée en arsenic. Seuls les flamants roses viennent du bout du monde pour se reproduire dans ce paradis terrestre. Sans doute est-ce par un soucis de recherche d’une extrême intimité ?

La pampa et ses rares arbustes survivent péniblement et acceptent d’être balayés par un vent puissant et permanent. Le sable s’invite à la fête et les pneus se transforment en chenilles. Dieu soit loué que nous ayons emporté du 57mm de largeur mais cela ne suffit pas pour franchir plusieurs collines où nous devons, tels deux pèlerins éberlués, marcher jusqu’à la cime. Le maléfice nous frappe comme il m’a frappé déjà il y a des années en nous faisant perdre la raison. Nous faisons l’erreur de manquer quelques rares opportunités de ravitaillements en eau et en solide lors des traversées de hameaux isolés. Greg est à bout avec les lèvres déchirées et brûlées par le soleil. L’approche du volcan Licancabur (la « montagne du peuple » en langue Kunza des Atacamenos), se paye au prix d’un risque maximal : celui de briser une amitié. J’utilise tous les artifices pour convaincre mon compagnon de poursuivre alors que je suis conscient qu’il est déjà sous l’influence du dieu des montagnes. Lors de la dernière ascension, à 4920m d’altitude, nous surplombons la Laguna Colorada et longeons une faille géologique majeur jusqu’au sommet. A 20h00, nous respirons de l’oxygène au-dessus de l’altitude du Mont-Blanc. Greg semble avoir fait un match de boxe avec Mike Tyson. Son visage est déformé par l’effort mais je lis une gratitude que seuls ces lieux peuvent provoquer. Son esprit a été capturé par la folie de l’altitude et le temps presse pour rejoindre la frontière avec le Chili. Je connais trop bien les yeux des personnes qui basculent « de l’autre côté » de l’effort et lorsqu’elles ont dépassé leurs limites en exigeant l’impossible à leur corps. Le mental s’effrite soudain telle une feuille morte que l’on décompose en la déplaçant avec ses doigts. La motivation disparait et l’esprit se retourne contre son hôte pour le torturer.

Nous redescendons de nuit vers les termes d’eau chaude de Polques pour laver notre âme avec un bain dans une eau à 30°C face au Salar de Chalviri. Les yeux de Greg sont hagards, il prend la mesure du risque que nous venons de traverser ensemble. Nous bouclons cette expédition en longeant silencieusement l’étendu du désert de Dali alors que des hordes de touristes en 4×4 soulèvent des nuages de poussière à plusieurs centaines de mètre. Le gardien de la frontière bolivienne est toujours aussi majestueux. Le Licancabur surveille du haut de ses 5920m les laguna Blanca et Verde et nous nous échouons à l’auberge collé au poste frontière chilien. Les acouphènes de l’esprit de la montagne retentissent dans nos tympans encore sous le choc mais c’est le prix à payer pour explorer ces territoires aux confins du monde.

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