
AMERICA SOLO
Récit publié dans le Hors Série N°12 – 2025 du magazine GRAVEL
Photographes: David Styv – Bastien Lemaire
Qui n’a jamais rêvé de traverser les Etats-Unis à vélo ? Ce pays fait la taille d’un continent et nous pensons tous, très curieusement, être proche de sa culture et de son peuple. Pourtant, cette « conquête de l’ouest » a réservé bien des surprises à Axel Carion qui a relevé le défi en 25 jours en parcourant 5 800 kilomètres pour relier New-York à Astoria. Cap chez l’oncle Sam !
Le vagabond du rail
Dessiner une trace pour traverser un pays est toujours un exercice délicat. Par où commencer ? Comment donner vie à la carte en papier sans déflorer le plaisir subtil de plonger dans l’inconnu ? Si vous écumez les itinéraires et témoignages existants sur internet, ou pire encore, si vous utilisez les applications algorithmiques pour vous dicter où pédaler sans réfléchir, le charme peut disparaître instantanément.
Pour l’Amérique du Nord, je voulais innover en évitant la route historique de la « TransAm » (née en 1976) que des milliers de cyclistes ont déjà parcouru. « L’American Cycling Association » avec qui j’ai échangé longuement m’a convaincu de chercher des itinéraires non conventionnels afin de fuir les flux incessants de véhicules car l’Amérique a bien changé depuis 50 ans. Bien que le territoire soit gigantesque, la ramification des routes et pistes pour relier l’est à l’ouest du pays est très loin d’être aussi riche qu’en France et il est essentiel de bien « affuter son crayon » de traceur si vous souhaitez un jour tenter l’aventure d’une traversée.
Il n’y a pas de hasard. Grâce à cette démarche, j’ai fait la connaissance de Ryan Duzer, un Américain passionné de voyages à vélo qui avait déjà traversé plus de 4 fois son pays. Lors de nos échanges, il a attisé ma curiosité en me murmurant les contours d’une trace avec 20% de sections gravel dont l’objectif serait de suivre les anciennes voies ferrées construites lors de la conquête de l’ouest et qui ont été (et sont encore) lentement reconverties en « trail » (comprendre chemins réservés aux piétons et cyclistes).
En bon fan de l’un des ouvrages de Jack London et étant passionné des réseaux édifiés par les humains, ce fut le déclic qui mit un terme à mes recherches et me convainquit de foncer suivre le rail de fer pour explorer une trace au plus profond de l’Amérique. Adieu les traditionnels grands parcs nationaux, la mythique route 66 et bienvenue à la diagonale du vide du Mid-Ouest !
Avis de tempête
L’ouragan Debby frappait violemment l’Est des Etats-Unis quand je pris le départ de cette expédition le 7 août dernier. On m’avait déconseillé de venir en été compte tenu de la chaleur étouffante mais également du risque de tornades de la « tornado alley » (diagonale périlleuse qui traverse les états du Dakota du Sud, Nebraska, Kansas, Oklahoma et du Texas).
Avant de sauter dans l’inconnu, je fus accueilli en famille sur New-York chez ma sœur qui y vit depuis des années. J’ai également eu la chance de parcourir les premiers kilomètres en bonne compagnie avec Xavier Coello (équatorien vivant à NYC) avec qui je discutais depuis 2021 autour de cette traversée.
La sortie de l’état de New-York fut une douche froide redoutable en suivant « l’Empire State Trail » qui longe le réseau en eau potable de la ville jusqu’aux chutes du Niagara. En temps normal, ce tronçon de pistes le long du canal Érié est une promenade enchanteresse au cœur des forêts. Je m’imaginais « caboter » entre les villages pittoresques pour m’enivrer de l’histoire des pionniers qui aménagèrent la région en réalisant des travaux pharaoniques. Au lieu de cela, ce fut 950 km de pénitence sous des pluies diluviennes qui transformèrent le long fleuve tranquille que j’avais imaginé en expédition engagée. Fort heureusement, j’aime la forêt qui prend l’eau car les senteurs qu’elle émet m’enivrent. Les passages dans les laveries ouvertes 24h/24h furent des arrêts obligatoires durant les premiers jours pour sécher/laver et repartir de plus belle tout en cicatrisant le corps meurtri par des journées de 10 heures de selle avec une humidité pernicieuse.
En faisant le choix de bivouaquer la majeure partie du temps pour éviter d’y laisser mon porte-monnaie, l’accès aux douches fut « rare » (5 douches sur 25 jours de traversée) ! Je me suis rapidement transformé en vagabond aux yeux écarquillés et à la peau gonflée par les intempéries. Alors que tous les yeux du monde étaient braqués sur les Jeux Olympiques de Paris, les Américains dans les bars / restaurants et stations-services voyaient débarqués un français au grand cœur qui chantait à tue-tête qu’il venait traverser l’Amérique à vélo. Il fallait seulement quelques secondes pour établir le contact avec l’autochtone, le temps que j’enlève mon sac plastique géant qui me servait de combinaison de survie sous le déluge !
S’éveiller après le rêve
Ma percée américaine commença réellement après avoir longé les casinos qui surplombent les chutes du Niagara puis traversé l’Ontario au Canada et enfin le lac Michigan pour rallier Milwaukee. A cet instant précis, je n’avais théoriquement plus d’intempéries, peu de vent et qu’un petit morceau de terre qui me séparerait de l’océan Pacifique. Seul hic : il restait encore 4 000 kilomètres. J’avais un atout dans ma poche en ayant survécu au choc brutal que le corps subit lorsque tu passes de 200 km de vélo par semaine avec tout le confort de la maison à 1500 km en totale autonomie sur un vélo de plus de 20kg.
Traverser tel un météore un continent fait naitre un plaisir bouillant indescriptible qui réside dans la répétition simple des actions suivantes : se lever, pédaler jusqu’à l’épuisement et s’effondrer la nuit sur un banc. Les états du Wisconsin, de l’Iowa et du Nebraska furent une formalité en y repensant. Je me souviens pourtant d’une progression de funambule, tel un train fantôme, entre les villes et villages qui fut possible grâce à un réseau exquis de pistes gravel.
Chaque matin le salut des cervidés était de rigueur. Nous nous reniflions à distance sans jamais vraiment nous rapprocher. Au loin j’entendais vrombir les SUV gigantesques tout en éprouvant un plaisir infini à progresser de villages en villages de manière presque invisible. Les anciennes gares étaient des zones idéales pour chercher un endroit où dormir. Les quelques parcs municipaux disposaient souvent d’une halle éclairée où je me faufilais tard dans la nuit quand toute le monde dormait pour monter méthodiquement mon abri pour quelques heures.
A mesure que je progressais vers l’ouest, les villages fantômes furent de plus en plus clairsemés. Les épaves de véhicules Buick / Chrysler et Cadillac sur le bord des routes donnaient une impression d’un monde humain qui meurt. Le nouveau monde, celui du grand réseau et des « interstates » (autoroutes) a inexorablement remplacé les anciennes voies commerciales du rail de l’époque. Ce sont deux Amériques qui s’ignorent : celle des villes où règne la loi de la jungle et celle des campagnes où survivent des irréductibles amoureux de leur terre et qui tentent par tous les moyens d’éviter d’être avalés par la nature environnante.
En rendant hommage aux travailleurs de l’extrême qui ont édifié ces voies, mon corps me rappela soudainement à l’ordre en foudroyant mon genou d’une douleur profonde. Avec la fatigue accumulée durant 12 jours de traversée, la démence guette le voyageur. On contrôle, recontrôle et surcontrôle ses côtes en cherchant la position parfaite qui atténuera la souffrance. Cela a dû me prendre un certain temps car je me souviens que les larmes versées m’ont creusées le visage pendant plusieurs heures. Est-il seulement possible de s’engager sur une telle folie sans en payer à un moment le prix fort physique et mental ?
Les échanges avec les nord-américains furent rares et comme pour les stations-essences en Amérique, il est important « de faire le plein » quand vous en rencontrez sur votre chemin. Je saisissais chaque opportunité de contact pour me recharger en énergie positive via des discussions à bâtons rompus. Dans l’Iowa, Greg un vieux briscard moustachu qui rigolait de mon accoutrement lors d’un ravito « station-essence », m’avait tendu un couteau en m’avouant : « tu pourras en avoir besoin et je t’envie de faire ce que tu fais ». Qui était le plus fou de nous deux lui répondis-je ? C’est ça aussi l’Amérique : ces rencontres insolites et fulgurantes qui te marquent à jamais au fer rouge et qui te sortent du rêve américain avec un seau d’eau.
Ce sacré dollar
La « Corn belt » (la ceinture du maïs) et les grandes plaines furent finalement sans grandes difficultés à vélo. Que l’on soit fan absolu ou allergique à la culture américaine, nous baignons dans tellement de symboles qui viennent de là-bas qu’il est fascinant de faire tomber le décor et de découvrir la réalité brutale des conditions de vie rurales du pays. Les distances entre les lieux de vie sont vertigineuses et les conditions climatiques compliquent considérablement l’aménagement du territoire. Cette région m’est apparue épuisée, presque oubliée des yeux du monde avec ses plaines étourdissantes, son agriculture ultra intensive et ses habitants bourrus en apparence mais si attachants quand je prenais le temps de boire un café (ou une bière fraiche) à leur côté pour comprendre leur quotidien.
Bien loin de la modernité des mégalopoles américaines, le choc le plus saisissant fut de prendre la mesure du gigantisme de ce pays grâce au vélo qui me servait de compas et de règle. Les lignes droites à perte de vue me rendaient fou car la moindre ascension pouvait faire jusqu’à 60 km avec du 1 à 3% de moyenne, et avec le vent dans la bouche comme chewing-gum à mâcher. C’était comme pédaler dans une autre dimension et découvrir l’envers d’un décor que l’on vous a présenté comme enchanteur grâce au rouleau compresseur de l’appareil culturel américain.
Comme souvent, la réalité est bien différente avec des conditions de vie très rudes. Pour ne rien arranger, tout se paye en Amérique et même à vélo, le coût de la vie durant cette traversée fut exorbitant (hôtels, nourriture et pièces détachées). Après plus de 3 400km, trois pneus explosés à cause de l’état déplorable des routes, je rejoignis enfin les rocheuses dans le Wyoming pour franchir mon premier « véritable » col à 2 909m : Togwotee pass sur la Continental Divide. Par chance il venait de rouvrir après un incendie d’une puissance rare et j’ai pu m’enivrer dans le parc national du Grand Téton avant de devoir réaliser un détour de plus de 300km à la suite d’un autre incendie géant dans le parc national de Boise.
Mad Max n’est pas un film de science-fiction. Il suffit de pédaler quelques heures sur une « interstate » (autoroute) américaine où les vélos sont tolérés pour s’en rendre compte ! Le dodge charger du shérif qui vous frôle lors de ses poursuites de contrevenants s’apprécie mieux dans une salle de cinéma que sur des prolongateurs de triathlon. Globalement, cette trace fut à de rares occasions périlleuse mais l’approche des grands parcs (Yosemite entre autres) et de l’état du Montana fut très pénible car elle impliqua de supporter la cohabitation avec une cohorte de camping-cars que l’on appellerait en Europe des semi-remorques, compte tenu de leur taille démentielle.
La fine bordure de route sur laquelle je progressais chaque jour me garantissait son lot de frissons lorsqu’un V8 approchait au loin. Cela m’a rappelé les frayeurs ressenties lors des survols en rase-motte des avions d’épandage sur l’avenue de la banane en Équateur…
L’océan
Les ultimes 2 400 km furent une invitation à revenir un jour pour explorer les rocheuses en gravel ou plutôt même à VTT. Le drame des traversées est d’être comme aspiré par une forme de vortex cérébral (qui n’est sans doute que la projection de l’objectif de votre voyage) et qui transforme tout détour ou éloignement de votre direction principale, en un effort surhumain que vous vous refusez de réaliser. J’ai progressé en avalant 240 km par jour en moyenne, comme hypnotisé par la vision imaginaire que je projetais de l’arrivée sur la côte Pacifique.
Dans la noirceur des nuits, j’essayais de décrocher les étoiles une à une pour puiser l’énergie nécessaire afin de poursuivre ma quête. Chaque astre que je parvenais à décrocher, c’est un ancêtre qui venait me rejoindre et que je faisais monter à bord de ma machine à voyager dans le temps.
L’Idaho et l’Oregon me firent oublier tous les sacrifices qui ont rendu possible ce voyage. Je dévalais les pentes de collines dorées avec des centaines d’éoliennes comme public en hurlant comme un gosse. Les rares villages perchés à leur sommet m’offraient des ravitaillements inoubliables dans des ambiances de saloon du 21ème siècle où se mélangeaient chasseurs, membres des Hells Angels et agriculteurs. Plus j’approchais de l’ouest du continent, plus il fut compliqué de régler mes additions au restaurant car je fus souvent invité par mes hôtes lorsqu’ils apprenaient avec stupeur que cela faisait 3 semaines que je pédalais pour rejoindre Astoria depuis New-York.
Je fis un court détour par l’état de Washington pour m’offrir quelques vues imprenables sur les Monts Adams et Sainte-Hélène mais surtout pour éviter Portland, l’ultime grande ville avant l’océan car la drogue ravage ses rues où se mélangent conducteurs énervés et des piétons sous influence en quête du moindre dollar.
En rejoignant en silence la plage où git l’épave du navire marchand Peter Iredale sur l’océan Pacifique, je soulevai péniblement mon destrier pour immortaliser de manière symbolique mon arrivée avant de m’effondrer en comprenant seulement la folie que je venais d’accomplir. 25 jours après mon départ de New-York, la merveilleuse nouvelle qui clôtura telle une cerise sur le gâteau ce voyage, fut l’accueil et la générosité de Keith qui m’ouvrit ses portes sur Astoria et fut le premier et seul hôte chez qui je parvins à dormir. L’Amérique du Nord et son peuple ne se laissent pas conquérir si facilement…